Tortures et violences en 2020 : l’histoire de Viatchaslau
29 ans, traumatologue. « J’ai vu toutes sortes de blessures, mais je n’ai jamais vu une telle violence. »
Viatchaslau (le prénom a été modifié) est chirurgien-traumatologue. Après les élections présidentielles d’août 2020, il a travaillé comme volontaire dans un hôpital de Minsk et a été de service dans un camp de volontaires près de Jodzina. Il a vu les blessures que les victimes ont reçues dans les rues, dans les voitures de police, à Akrestsina, à Zhodzina : blessures par balles et éclats d’obus, hématomes importants, contusions, blessures à la tête, marques de matraque sur les côtés, les fesses et sur tout le corps. Après ce qu’il avait vu, Viatchaslau a fondamentalement changé son avis sur la police.
« Nous sommes tiraillés entre la peur et la haine par rapport à la sutuation »
Il y avait un accord avec le centre de traumatologie : ils m’appelleraient s’ils avaient besoin de moi. Mais l’internet était bloqué, les nouvelles étaient inquiétantes, je n’ai pas pu me retenir : vers 23 heures, j’y suis allé moi-même. « Quoi, tu es venu te cacher, toi aussi ? » ont plaisanté mes collègues. Tous les médecins, infirmières, internes et stagiaires ont travaillé dans les hôpitaux cette nuit-là. Il n’y avait personne dans les bureaux. Tout le monde attendait nerveusement les ambulances à l’entrée. Parfois, quatre voitures arrivaient en même temps, même si notre hôpital était une réserve. Le flux principal de patients a été dirigé vers les urgences, la neurologie et l’hôpital militaire.
Tout le monde avait compris qu’il y aurait des affrontements, mais personne n’était préparé aux blessures par balles et éclats d’obus
Tout le monde avait compris qu’il y aurait des affrontements, mais personne n’était préparé aux blessures par balles et éclats d’obus. On dirait du cinéma. Nous avons entendu des explosions, vu des flashs. J’ai traité et recousu les plaies. Je voulais même aller en ville avec la trousse de premiers secours, mais la circulation était bloquée dans cette direction, alors je suis revenu sur mes pas. Ces trois nuits ont fusionné en une seule nuit interminable. Je rentrais à la maison après 4 heures du matin.
Viachaslau feuillette une galerie de photos sur son téléphone : un homme porte une marque de balle de la taille d’une pièce de monnaie sur sa poitrine non loin du cœur (s’il avait été plus près, dit-il, cela aurait été effrayant). Certains se sont échappés par les clôtures et ont été blessés, d’autres se sont protégés des coups de matraque et il n’y avait plus de peau sur leurs bras. Les personnes en état critique se dirigeaient tout de suite au bloc opératoire. Il y avait un homme avec un talon brisé. Figurez-vous, se rappelle Viatchaslau, à la place du talon, il n’y avait rien : des morceaux d’os, de chair, de peau.
Il y avait des blessures par balle. L’un des blessés avait une balle en caoutchouc (dure, presque comme du plastique !) dans la cuisse ; il l’a retirée lui-même dans l’ambulance et l’a mise dans son sac à dos. Les médecins ont étudié le trophée avec stupéfaction : personne n’aurait pu imaginer que des civils pacifiques et désarmés se feraient tirer dessus.
Un type s’est fait recoudre le sourcil. Il était sorti avec son père au magasin le soir : son père a été arrêté, lui, il a été battu. Le plus frappant c’était l’état psychologique des gens. Ils nous craignaient comme le feu jusqu’à ce qu’ils voient les bracelets blancs. Tous les médecins portaient des rubans blancs et n’oubliaient pas de dire « n’ayez pas peur, nous sommes avec vous ». En ce moment-là, il n’était pas clair qui était de quel côté. Tout le monde ne se présentait donc pas aux hôpitaux. On cherchait des médecins de connaissance et leur demandait de faire des pansements chez soi. C’était à la limite de l’acte criminel. Mais les gens ne faisaient même pas confiance aux médecins, ils avaient peur d’être dénoncés.
Au début, nous avons aussi conseillé à ceux qui cherchaient de l’aide d’écrire qu’ils avaient été blessés à la maison, pour ne pas se fire remarquer par le comité d’enquête. Quelques jours plus tard, l’opinion a changé disant que cela ne pouvait pas être caché, qu’il fallait tout documenter. Mais à l’époque, nous avions aussi peur pour les autres, que ce soit pire : le comité d’enquête a par la suite demandé aux centres de traumatologie de fournir les noms de toutes les personnes qui s’étaient présentées ces jours-là.
Les médecins étaient aussi choqués que les victimes. L’ambiance était très tendue. Des personnes de tous âges sont entrées. Tous apeurées. Elles avaient peur de rentrer chez elles. On proposait aux certains de rester à l’hôpital jusqu’au matin. Tous les soirs, après le service, Viatchaslau ramenait les patients chez eux. Et puis, quand l’internet a réapparu, une avalanche de « rapports de guerre » sur trois nuits a enseveli les gens. Les mères ont cherché leurs fils et les épouses leurs maris dans les hôpitaux, les morgues, les commissariats de police et les prisons. Des bénévoles ont établi des listes de disparus. Ce jour-là, des centaines de femmes vêtues de blanc et portant des fleurs se sont alignées en une « chaîne humaine » pour protester contre les violences des forces de l’ordre.
Rester apolitique après cette expérience était impossible. Même ma mère a participé à des protestations pacifiques
Je me souviens que lorsque j’ai vu les filles avec les fleurs, j’ai eu les larmes aux yeux. Avant cela, je revenais de l’hôpital vidé de mes émotions. Il n’y a pas eu d’impressions à ce moment-là. On était juste dans un état de choc permanent. Il a fallu un certain temps pour réaliser ce qui s’était passé. Rester apolitique après cette expérience était impossible. Même ma mère a participé à des protestations pacifiques. Elle m’a appelé : « Je suis à Pouchkinskaïa ». Elle a dit que sans cela elle ne pourrait pas regarder ses enfants dans les yeux. Elle en a quatre.
Au même moment, des médecins en blouses blanches ont également été repérés dans des « chaînes de solidarité ». Selon Viatchaslau, cela a été un geste spontané. Alors que le ministre de la santé de l’époque a qualifié la protestation des médecins de « mise en scène ».
Nous nous sommes rassemblés devant la faculté de médecine pour discuter de la possibilité de quitter le syndicat qui ne faisait rien pour défendre ses memres déjà pris dans ce piège infernal. Nos blouses blanches servaient de laissez-passer pour la réunion. Des personnes portant des fleurs étaient déjà alignées le long de l’avenue. Et nous avons rejoint le rassemblement spontané en attendant nos collègues. Le (désormais ancien) ministre de la Santé Karanik est arrivé instantanément. Il a traversé la foule d’un pas rapide, en agitant la main d’une manière fringante, comme pour dire : « Tout le monde, suivez-moi ». Mais personne ne l’a suivi : « Si tu veux parler, parlons ici ». Quelques minutes plus tard, des journalistes des chaînes d’État sont arrivés et il leur a fait remarquer qu’il était soi-disant prêt à dialoguer, alors que nous refusions. Ensuite deux paniers à salade sont apparus. Nous nous sommes dits alors que si on arrête les médecins, ce sera le comble. Mais ce jour-là, on nous n’a pas touché.
Dans la nuit du 14 août, les détenus ont commencé à sortir en masse des prisons. Ayant appris qu’une aide médicale était nécessaire, Viatchaslau s’est rendu à la prison de Jodzina. On laissait sortir les gens la nuit. Toutes les 20 minutes, quatre personnes en moyenne. Viatchaslau est resté là de 18 heures à 9 heures du matin.
Les urgences chirurgicales étaient peu nécessaires, mais tout le monde, sans exception, avait besoin d’un psychologue. Ceux qui sont sortis et ceux qui les ont attendus, et même nous qui ne faisions qu’aider. Qu’ai-je vu ? Tout ce que les médias d’État ont désigné ensuite « les derrières peints en bleu ». Des ecchymoses partout : des fesses aux talons. Tout le corps était bleu. Les dos avec des traces de matraques. Je n’ai jamais vu de telles ecchymoses de ma vie ! Le médecin se souvient des gens par leurs diagnostics. Je ne me souviens plus des visages, mais je me souviens encore de leurs blessures. Il n’y a aucun moyen d’expliquer ces atrocités. Je n’ai pas eu le temps de prendre des photos à l’époque, mais aujourd’hui, je regrette de ne pas avoir documenté les traces des coups.
Nous avions tous une boule dans la gorge et nos poings se serraient par moments. D’avoir un cinquantenaire battu qui pleure devant vous. Pas de la douleur, mais pour dire que le pays tout entier est remué, qu’il n’a pas pris ses coups pour rien, que tout cela avait une raison. D’avoir une fille de 12 ans qui attend, avec sa maman, son père toute la nuit sous les murs de la prison. Parce que rester chez soi sans nouvelles est encore plus effrayant. Cette absurdité m’explosait le cerveau. Les gens étendaient des tapis de gymnastique sur les pelouses non tondues près de la prison et passaient la nuit. Je me souviens d’une femme qui est sortie de prison et a attendu huit heures la libération de son mari. Il en est sorti tout meurtri aussi, les genoux douloureux. Je me souviens d’une mère qui a enfin vu son fils. Battu mais surtout vivant. Elle s’est accrochée à lui et a éclaté en sanglots. « Tout va bien, asseyez-vous à côté de lui et nous allons l’examiner », avons-nous essayé de la ramener à la raison.
Le plus souvent, les personnes qui attendaient leurs proches avaient besoin d’aide, car à un moment donné, elles atteignaient un pic de nervosité
Le plus souvent, les personnes qui attendaient leurs proches avaient besoin d’aide, car à un moment donné, elles atteignaient un pic de nervosité. Les psychologues venaient sans cesse pour demander si tout allait bien. Le soutien venait de partout. Je me souviens d’un homme qui a attendu six heures pour ramener un libéré quelconque chez lui. Il n’était pas le seul. Nous sommes nous-mêmes rentrés chez nous avec un tel conducteur. Les foules étaient immenses. Et tant de médecins avaient répondu présent que nous avons dû établir un calendrier et prendre des relais.
C’était une ville entière. Tables, chaises, blocs d’alimentation : tout cela laissé pour les autres, avec un numéro de téléphone, sans aucun espoir de récupérer ces objets. On a apporté tant de médicaments que les médecins les refusaient déjà. Il y en aurait assez pour trois hôpitaux. De la nourriture pour toute une cuisine. Une famille a apporté un chaudron entier de riz pilaf à 1 heure du matin, qu’elle a fait cuire pendant cinq ou six heures. Grand comme ça (Viatchaslau étend ses mains). Du vrai riz pilaf ! Il était encore chaud. Et tout le monde a été nourri. Et il y avait des thermos de thé. Il y avait tout un entrepôt d’eau. Couvertures, vestes, chaussures, lacets. Les gens ramenaient sans cesse quelque chose. Et en quantités énormes.
En cette période, il faisait froid la nuit. On s’enveloppait de trois plaids et les détenus sortaient en shorts et en T-shirts, pieds nus. Pendant les premières secondes, ils étaient en état de choc, ils avaient peur d’être emmenés ailleurs. Ayant remarqué une foule, ils ont cherché des yeux un panier à salade et une direction pour s’enfuir. Et lorsqu’ils ont réalisé que toutes ces personnes étaient là pour eux, leurs émotions étaient encore plus fortes – du bas en haut. Tous meurtris mais dans une sorte d’euphorie, heureux.
Il fallait rassurer tout le monde. Même entre nous. Tous ceux qui ont franchi les portes de la prison avaient une tension artérielle de 200 sur 120, 180 sur 100. Tout le monde avait des poussées d’adrénaline à cause du stress et de la peur. Tout le monde a reçu des médicaments pour baisser la tension, leurs blessures ont été traitées. Hommes, femmes, personnes âgées : tous ont été battus. Certains moins, d’autres plus, mais tous. Certains avaient la tête fracassée, mais il était trop tard pour la recoudre : cela fait plus de 24 heures. Un sur deux avait la diarrhée. Ils ont été nourris d’eau et de pain. Et pour une certaine raison, ils ne digéraient pas le pain. Mais ils ont dit à propos des conditions de détention : « Ce n’est pas si mauvais ici ». Comparé à Akrestsina, c’est un centre de cure, une vraie station balnéaire. Ils étaient traités plus humainement ici. Ce n’était pas l’enfer de l’autre lieu. Si là-bas, il y avait 60 personnes dans une cellule, ici il y en avait 10 dans une cellule à quatre lits.
Chacun a reçu un sac avec des produits de première nécessité : dentifrice, brosse à dents, eau et nourriture. On leur a offert des plaids, des vêtements, un coup de téléphone, un retour à la maison. Et on s’est efforcé à interroger chacun sur les personnes qu’il avait vues, côtoyées, dont il se rappelait le nom. Les bénévoles établissaient sans cesse des listes de cellules et étaient en communication permanente avec la prison Akrestsina.
À ce moment-là, l’opinion publique a changé : on persuadait les victimes de documenter les blessures, de tout rendre public, de ne pas se cacher
À ce moment-là, l’opinion publique a changé : on persuadait les victimes de documenter les blessures, de tout rendre public, de ne pas se cacher. Après tout, on n’a même pas demandé à certaines personnes leur identité, c’est-à-dire, elles ne figuraient même pas sur les listes. Les avocats ont donc donné des conseils : comment écrire une plainte, où s’adresser.
Je crois qu’aujourd’hui il n’y a pas un seul Bélarussien qui n’ait pas vu un ami ou un parent purger une peine de prison. Pendant les manifs, une personne sur deux se faisait prendre. Moi aussi, j’ai participé à presque toutes les marches. Et j’ai fui la police anti-émeute. Après les élections, j’ai pris une position de militant. Comment pouvait-on rester chez soi dans une telle situation ? Même ceux qui ne pouvaient pas quitter leur maison étaient devant l’ordinateur pour dire où se trouvait une embuscade, quel endroit éviter. Par miracle, j’ai évité ces cordons plusieurs fois.
J’avais toujours ma trousse de premiers soins avec moi : bandages et peroxyde. Je suis devenu médecin par « grand amour » et je ne comprends pas comment on peut battre un médecin pour son aide, mais je ne portais pas de blouse blanche ou de croix rouge comme signe de reconnaissance pour éviter de me faire repérer. Cela dit, je connais un médecin qui rentrait chez lui et qui s’est retrouvé dans une cellule. Il a ensuite écrit sur un messenger : « Si avant, je ne croyais pas qu’ils puissent vous arrêter sans raison en rentrant chez vous, maintenant je le dis avec certitude : c’est possible. Si je ne croyais pas que des personnes inconnues puissent fournir de faux témoignages de t’avoir vu ou entendu quelque part, je parle de ma propre expérience : c’est possible. »
Je vis dans deux mondes. Le premier se compose des gens du « changement ». L’autre, de ceux qui ont une famille à nourrir, un prêt à payer, pour qui le travail et la possibilité de manger sont déjà une bénédiction. Tant qu’il n’y a pas de guerre. Et pour cette raison, ils gardent le silence. Ce que ces réalités ont en commun, c’est la dépression et la peur. Il est clair que vous ne pouvez pas être à la pointe du progrès tout le temps ; on veut vivre, aimer, regarder le lever et le coucher du soleil.
Je vais en ville, tout est calme, il ne se passe rien, je vis comme j’avais l’habitude de vivre, de travailler, seulement j’évite la police comme des ennemis. Je louche même sur une patrouille ordinaire. À tout moment, j’attends quelque chose. Ce n’est pas que je sois en colère ou irrespectueux. C’est juste que ma police ne me protège pas, et j’ai peur d’elle.
Un autre mot nouveau dans le vocabulaire bélarussien : « bussophobie ». On l’éprouve en croisant un minibus quelconque. C’est dans ces minibus que l’on a poussé des manifestants, des suspects, des dissidents pour les emmener ensuite vers une destination inconnue. Je suis chauffeur, il y en a beaucoup qui roulent en ville, on ne peut pas être sûr qui se trouve là. Une fois, j’ai été à côté d’un minibus au feu rouge. Le conducteur m’a regardé, puis il a tendu son téléphone vers mon visage. Et pendant une seconde, j’ai cru que c’était un pistolet.
Nous sommes tiraillés entre la peur et la haine par rapport à la sutuation. Personne ne s’attendait à ce que ça se passe comme ça. Et le pire, c’est que ça ne se termine pas toujours. Chaque jour, chaque semaine, chaque mois. On lit les nouvelles et on ne se lasse pas de s’étonner. Je ne sais pas où nous allons. À chaque fois, je pense que cela ne peut pas être pire, mais la vitesse ne fait qu’augmenter et la boule de neige grandit.
P.S. Il a évité l’arrestation à plusieurs reprises
Auteur : équipe du projet August2020
Photo : équipe du projet August2020