Tortures et violences en 2020 : l’histoire de Macha M.
22 ans, journaliste. « Je ne savais même pas que Akrestsina existait. »
Macha est de nationalité lituanienne, mais elle a passé presque toute sa vie au Bélarus. Elle s’y trouvait également après l’élection présidentielle en août 2020. Selon elle, son mari et elle ainsi qu’un ami, contrairement aux autres détenus, n’ont subi presque aucune violence. Mais elle ajoute illico que c’est alors qu’elle a réalisé pour la première fois à quel point il est facile de priver une personne de sa liberté et de sa vie. Macha se souvient distinctement de la peur de la mort qu’elle n’avait jamais ressentie auparavant.
« T’es Lituanienne alors ? Tu vas aller en prison pour 12 ans et ne reverras jamais ta patrie ! »
Le 9 août s’est déroulé comme dans un film : chaînes humaines, police antiémeute, grenades, poursuites. Des dissidents avisés installés à Londres nous ont dit qu’il pourrait y avoir des détentions (il y a quelques années, Macha a abandonné ses études dans une université bélarussienne et est partie à la conquête de Londres —Août2020). J’étais donc préparée à une arrestation, mais je ne croyais pas que ce serait si violent. Après une nuit pareille, je n’étais pas sûre de pouvoir à nouveau descendre dans la rue pour protester.
Je me sentais très mal, alors j’ai discuté avec mon compagnon Marik (nous n’étions pas mariés à l’époque). Nous avons décidé d’y aller en voiture, tant qu’on en a une, pour bloquer les routes. À la fin, с’est par miracle que nous avons réussi à nous échapper de Pouchkinskaïa (quartier autour de la station de métro éponyme où les agissement de la police étaient les plus violents — ndt) en conduisant. Je dis par miracle, mais je me sens si gênée. Le soir du 10 août, nous avons pu nous connecter à l’Internet et nous avons lu les nouvelles en pleurant silencieusement. Après cela, nous avons beaucoup réfléchi sur nos projets pour le 11. Et c’est là que je me suis souvenue du temps de la guerre : à l’époque, les filles étaient des infirmières. J’ai lancé un appel dans le tchat de la diaspora bélarussienne à Londres pour acheter de l’eau et des médicaments. Les gens se sont cotisés, nous avons préparé 180 trousse de premier secours : bandages, désinfectant, sparadraps, petit mémo sur les premiers soins. Nous avons encore acheté 200 petites bouteilles d’eau.
On a cru que ce serait une bonne idée de mettre des croix rouges sur la voiture et sur ceux d’entre nous qui se déplaceraient. Mon compagnon et moi avons fabriqué des brassards avec des bandes blanches et du ruban adhésif rouge. Nous avons commencé notre tour par Serabranka, nous nous sommes arrêtés aux barricades, nous sommes ensuite passés à Piatroùchtchyna, à Malinaùka, près du centre commercial Ryha et, après les bagarres, à Zialiony Louh et à Kamennaïa Horka. Nous croyions que Pouchkinskaïa serait la dernière étape. Nous avons convenu de ne pas passer par le centre-ville. Mais le quartier de Niamiha (un quartier de centre-ville — ndt) avait l’air vide et calme. Alors j’ai demandé aux gars : et si on faisait un raccourci ? Nous ne participons pas aux manifestations, nous sommes médecins. Je croyais qu’on ne nous toucherait pas.
« On m’a immédiatement mise les mains sur le capot, quasiment comme dans un film américain, et les gars, on les a amenés devant le coffre »
Nous avions remarqué la voiture de la police routière trop tard, mais c’étaient des agents antiémeute qui nous ont arrêtés. On m’a immédiatement mise les mains sur le capot, quasiment comme dans un film américain, et les gars, on les a amenés devant le coffre. Tout a été filmé sur une petite caméra. Ils ont sorti de la voiture le reste des médicaments, un drapeau, des bombes de peinture et un masque pour Halloween. Il s’est avéré qu’il y avait aussi un couteau de chasse dans la voiture. Le drapeau a été posé sur le trottoir et tout ce qu’ils ont trouvé dans la voiture, y compris un pistolet à eau que Marik et moi avions acheté au rabais, a été étalé dessus d’une manière manifeste. Ironiquement, le pistolet était blanc et rouge. L’arme la plus dangereuse au monde !
J’avais sur moi mon passeport et mon titre de séjour bélarussien. Mais personne ne se souciait de ces documents. « T’es Lituanienne alors ? Tu vas aller en prison pour 12 ans et ne reverras jamais ta patrie ! » Des injures, des menaces ont fusé. On a demandé combien nous étions payés, pourquoi j’avais quitté « ma » Lituanie. Alors que le Bélarus, Minsk, a toujours été ma patrie.
Il m’était interdit de regarder en direction des gars. À un moment donné, j’ai eu peur : et s’ils ne m’avaient pas mise dans cette position, mains sur le capot, par hasard, et s’ils avaient intention de me violer ou autre ? Il était évident que les agents antiémeute étaient très heureux de nous arrêter, ils jubilaient. Nous avons appris plus tard qu’ils recevaient des primes pour l’arrestation de médecins et de journalistes. L’explication que nous sommes des volontaires, ils ne l’ont pas écoutée. « Quoi, vous avez aidé tous ces manifestards, ces traîtres ? »
Ils fumaient beaucoup, parlaient vite et se comportaient comme des chiens qui ont flairé de la chair fraîche. Je suis sûre à 100% qu’ils étaient camés. Le point culminant, c’était leur phrase : « C’est fini, on les emballe. » Ils nous ont tordu les bras et mis dans le minibus. Puis ils ont amené un garçon aux cheveux bouclés. Et dès que la porte s’est refermée, ils se sont mis à tabasser les garçons. Si ma mémoire est bonne, le gars à cheveux bouclé a été jété au sol, on l’a battu avec une matraque, on l’a roué de coups de pied. Plus tard, au commisariat du quartier, il a raconté que l’un de ces salauds avait éteint un mégot contre son genou.
« Ma première pensée a été qu’ils nous ameneraient dans la forêt, et là, on serait foutu et personne ne nous retrouverait plus jamais »
Ils ont mis beaucoup de temps pour décider où nous conduire. « Allons à Frounzenskaïa, y a plus de places ailleurs. » Ma première pensée a été qu’ils nous ameneraient dans la forêt, et là, on serait foutu et personne ne nous retrouverait plus jamais. La seconde pensée a été de m’excuser auprès des garçons de les avoir entraînés dans cette affaire. Par la suite, nous sommes allés ensemble voir un psychothérapeute et avons découvert que personne ne reprochait rien aux autres. Mais avant cela, je m’étais imaginée tant d’histoires.
Au début, ils ont tabassé tout le monde sauf moi, mais ensuite un flic s’est mis à me frapper à la tête, au cou et au dos en disant : « Tu viens de Lituanie, et là, vous êtes féministes, donc tu vas te faire tabasser. » Sa main était gantée, et cela a fait surtout mal au cou. Mais c’est le Bouclé qui a reçu le plus d’attention : on l’a battu sans pitié. Le flic s’est littéralement mis en rage.
Nous sommes arrivés au poste de police. De partout, on entendait : « Allez ! Plus vite ! Grouille-toi ! » Il fallait nous dépêcher, nous étions évidemment en retard ! Chacun avait son propre accompagnateur, et moi, en sandales, je clopinais à cause du pied bandé (après une opération esthétique subie le 9 août).
« Bon, d’accord, prends ton temps, » dit « mon » flic.
« Pardon, vous avez dit ? » Je me tourne vers lui avec les yeux gros comme ça.
« Prends ton temps, t’as une jambe blessée. »
« J’ai répondu « merci » en me disant : « Putain de merde ! On vient de nous tabasser et tu me laisses prendre mon temps ?! » Par le sous-sol, ils nous ont amené dans un gymnase et je ne vous dis pas quel horreur c’était. L’un des accompagnateurs m’a dit : « Tu vois ce type-là ? Il s’est chié dessus de peur, et ça, tu le feras aussi. » Au total, il y avait de 100 à 150 personnes dans le gymnase.
On nous met à genoux, la tête contre le sol, les mains menottés. Le gymnase puait l’urine, la sueur et le sang. Mais le premier choc n’était pas dû aux coups, mais à la façon dont on nous parlait : un mélange de grossièretés et d’injures. D’ailleurs, à notre arrivée, on a marqué nos bandages blancs que nous portions, mon compagnon et moi, par des croix noires. Je n’ai pas fait attention, je ne l’ai vu que lorsqu’ils ont remis nos affaires. Nous avons eu de la chance que cette marque ait été coupée lors de l’inventaire. Probablement tout le monde ne connaissait pas sa significaton à l’époque. Je ne peux pas imaginer ce qu’ils auraient pu nous faire. (Depuis le début août, les pratiques de marquage par couleurs des personnes arrêtées ont été révélées. Les personnes marquées en noir ont été soumises aux pires tortures, notamment, selon les informations non confirmées de l’association civile Nach Dom, un détenu avec cette marque pourrait théoriquement être tué. — Août2020)
« Ils m’ont fait asseoir près du stand de tir qui servait de chambre de torture »
Il était évident que nous n’allions pas sortir rapidement. Je me suis retrouvée devant un agent de la police antiémeute maigrichon en cagoule noire. Et ça commence : « C’est quoi ton problème ? » Peut-être, je dois remercier les cours de thérapie qui m’avaient appris que ce n’était pas un interrogatoire, mais une pression. « Je voulais juste aider ! » « Combien tu as été payée ? » « Personne ne m’a payée, j’y suis allée moi-même ! » J’ai parlé bien calmement, alors que ce n’était pas clair quelle attitude il fallait adopter pour ne pas se faire battre. « Quel âge as-tu donc ? » « 21, et vous ? » « J’ai dépassé ma quarantaine. » « Eh bien, je suis une pisseuse, à votre âge, je comprendrai tout. » Et il m’a laissée tranquille. Je ne sais pas si j’ai gagné sa bienveillance, mais les autres agents antiémeute se sont moqués de moi.
Ils m’ont fait asseoir près du stand de tir qui servait de chambre de torture. Ces gémissements et ces cris, ce n’était pas humain. Un agenda et une certaine façon de parler m’ont permis de déduire que j’avais devant moi un chargé d’enquête. J’étais assise sur un banc, alors que des garçons menottés gisaient par terre ou se tenaient debout contre le mur. Ils étaient piétinés, battus et filmés. Et on m’a promis que j’allais les rejoindre si je ne répondais pas. Le chargé d’enquête m’a demandé d’où venait l’argent pour les médicaments. « J’ai vécu à Londres, je l’ai gagné. » « Tu viens du Bélarus ? » « Oui. » « Mais tu as un passeport lituanien ? » « Oui. » « Et tu as vécu à Londres ? » « Oui. » Sur ce point, sa machine cérébrale a semblé tomber en panne.
J’ai été filmée par une caméra à 360 degrés et ramenée à nouveau vers le stand de tir. Et puis mon sang n’a fait qu’un tour : j’ai vu qu’on amenait Marik vers le stand de tir, et notre ami — vers l’autre bout du couloir. Quand j’entendais une nouvelle voix qui provenait du stand, je me mettais à pleurer : j’étais sûre que c’était la voix de Marik. Ça faisait terriblement mal. Mais il a seulement été interrogé. Je suis restée près du stand pendant deux heures. Ceux qui y étaient entrés ont été traînés dehors sous les bras. Je n’ai trouvé rien de mieux que de dévisager les flics avec impertinence et d’essayer de retenir leurs noms. Il y avait encore l’espoir qu’en raison de mon passeport lituanien, ils me laisseraient sortir plus tôt et je dénoncerais les abus.
« À ce moment-là, j’ai aussi eu peur : il n’y avait que moi et quatre mecs dans cette pièce »
La fouille de la voiture a été effectuée par le chargé d’enquête Maksim Evseevitch. Pendant la signature du procès-verbal, il n’y avait que quatre policiers au stande de tir. Certains fumaient, d’autres se relaxaient comme si de rien n’était ! À ce moment-là, j’ai aussi eu peur : il n’y avait que moi et quatre mecs dans cette pièce. Mais apparemment, ils gardaient encore quelques principes.
Dans cette pièce, à côté de moi, quelques jeunes filles et un gars au nez cassé étaient assis sur des bancs, d’autres jeunes hommes gisaient par terre. Je ne pouvais pas retrouver mes garçons, mais j’ai repéré le Rouquin (Macha nomme ainsi un des détenus qui avait des cheveux roux — Août2020). On lui avait coupé son jean et son slip sur les fesses pour le tabasser à même le corps. Il ne pouvait pas s’asseoir, il se tenait à genoux. À plusieurs reprises, le chargé d’enquête s’est approché de moi pour demander : « Tu es bien Maryia Matoussevitch ? » J’ai dû ne pas figurer dans la base de données en raison de ma nationalité.
J’ai assisté en personne à l’inventaire des objets. Il a été effectué par une blonde et une rousse de la policie routière. Des meufs à part, et c’est peu dire. Elles ont noté dans le procès-verbal que j’avais pris connaissance de mes droits. « Pardon, mais voici un paragraphe qui… Quels sont mes droits au juste ? » — « Signe-le ! » — « Un instant, s’il vous plaît…» Mais elles ont persisté : soit je signe, soit elles appellent un flic. Bon, c’était clair. J’avais le portable de notre ami sur moi. On l’a trouvé dans la foule et forcé à déverrouiller l’appareil. Alors ils ont vu les échanges à propos des événements du 9 août près de la Stèle. Sous mes yeux, un agent antiémeute l’a mis à genoux et s’est mis à frapper avec sa matraque. De nous trois, c’est lui qui en a eu le plus.
Après un certain temps, j’ai entamé un dialogue avec le lieutenant Andreï Khvaïnitski. Il m’a demandé pourquoi moi, si jeune, je m’y étais mêlée. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui demander si son boulot le faisait planer. « Je reçois ma paye donc je m’en fiche qui dirige le pays. » Il avait 21 ans. Il n’a fait rien de mal, au contraire, il nous a emmenés aux toilettes, nous a donné de l’eau, m’a enlevée les menottes. Mais bon ! Il a été témoin de ce déchaînement de violence.
J’ai demandé au Rouquin ce qu’il avait fait pour mériter tout ça. En fait, c’était à cause du fond d’écran blanc-rouge-blanc. On était en train de chuchoter quand un agent antiémeute est arrivé en courant : « C’est quoi ces chuchotements ?! » Et moi, sous le stress : « Je dis que j’aimerais avoir du café et une clope. » Je ne sais plus ce qu’il a répondu, mais il m’a laissée m’asseoir à côté de mes garçons.
« Elle a cassé huit portables. Elle l’a fait de la manière la plus violente et démonstrative : en les jetant contre le mur, puis en les écrasant avec une matraque, après les avoir posés au sol »
Un connard avait remarqué que je n’étais pas menottée. On m’a mis un collier de serrage en plastique et mes mains sont devenues bleues très vite. On arrive à la signature des procès-verbaux. Ceux qui refusaient étaient battus. Puis l’heure de changement de poste a sonné. La porte s’est ouverte à la volée et voilà la fameuse Karyna-Krystsina, une agente de la police antiémeute, qui débarque. (Les détenus passés par le commissariat de quartier Frounzenski à Minsk parlent d’une « policière antiémeute Krystsina » qui battait les gens dans le gymnase. Certains insistent sur un autre prénom : Karyna. — Août2020)
Elle a mis tout le monde debout. Ceux qui n’avaient pas de menottes, ont été menottés. C’était le matin et les portables commençaient à sonner. Elle a cassé huit portables. Elle l’a fait de la manière la plus violente et démonstrative : en les jetant contre le mur, puis en les écrasant avec une matraque, après les avoir posés au sol. Il y avait aussi « un geste de générosité » de sa part : d’abord, elle a fait les jeunes filles s’asseor le long du mur, mais a fini par mettre tout le monde debout, la gueule contre le mur.
J’étais sur le point de m’évanouir et j’ai demandé de l’eau. Karyna-Krystsina est partie. Elle est revenue avec deux tampons faits de bande en coton trempés d’ammoniaque et me les a fourrés dans le nez. Juste pour quelques secondes, mais l’effet « revigorant » a été dure. Ç’a fait mal, ce n’était pas agréable, mais j’ai repris mes esprits.
On a commencé à nous déplacer et préparer à l’appel. À un moment donné, un flic aux yeux fous a fait irruption dans le gymnase, des bananes et des boissons énergétiques dans les mains. Il en a offert aux jeunes filles. J’ai pris une gorgée de boisson énergétique. Lorsqu’il ne restait plus que 15 détenus, les policiers antiémeute ont longuement discuté de ce qu’ils allaient faire de moi. À ce moment-là, j’avais pété les plombs : je donnais des coups de pied, faisais claquer mes menottes, demandais à utiliser les toilettes. Le policier antiémeute qui m’avait escortée, a enlevé les menottes en disant : « Va te débarbouiller, te dégourdir les jambes un peu. » J’ai cru rêver ! J’ai voulu attacher mes cheveux, mais la seule chose qui m’était restée après la fouille, c’était un bracelet en silicone blanc. Le policier antiémeute l’a remarqué et m’a prévenue : « On l’aperçoit et tu es morte ! »
« On était en train de tabasser des garçons et des hommes qu’on avait forcés à chanter l’hymne national »
Dans le fourgon, on m’a mise dans une cellule étroite. Il y avait là une petite couchette sur laquelle j’ai dormi en route à Akrestsina. Lorsque des claquements ont retenti, j’ai compris que nous étions en ville. Avant, je ne me doutais même pas de l’existence du centre de détention rue Akrestsina. Les gens étaient de plus en plus nombreux, on a commencé à les allonger sur l’herbe, et les jeunes filles ont été autorisées à se tenir debout ensemble.
Il y avait des flics et des policiers antiémeute partout et probablement des militaires en camouflage vert et jaune sable. Je suis fière des filles qui n’arrêtaient pas d’exiger qu’on les libère et de se plaindre du froid. Les flics leur ont dit de faire des accroupissements, des moqueries vulgaires ont fusé. Je ne sais plus ce que l’une d’elles leur a répliqué, mais j’ai pensé : « Putain, tu es trop cool ! »
Nous sommes restés là indéfiniment, je crois. Et puis des mecs en camouflage jaune sable ont apporté une tente. Les flics et les agents antiémeute n’ont rien dit. Apparemment, les militaires y faisaient autorité. Avec les autres filles, nous nous sommes serrées les unes contre les autres comme une volée de perdrix pour nous réchauffer.
À la tombée de la nuit, des mouvements ont repris. On nous a poussées dans un bâtiment, placées contre le mur et ordonné de nous mettre à nu et de faire des accroupissements. On pensait qu’à l’intérieur on aurait chaud, mais nous, les 35 filles, avons été conduites dans une cellule en béton à ciel ouvert. Il a été décidé que celles qui étaient habillées plus chaudement s’allongeraient contre le mur. Après avoir sorti des chausures les semelles pour les mettre sous le derrière, nous nous sommes assises serrées l’une contre l’autre et avons essayé de dormir. J’ai raté les meilleures places et me suis retrouvée au pied du mur. Habillée en T-shirt, jean et sandales, j’avais froid. Certaines ont pleuré, d’autres ont fait des exercices et moi, je me suis endormie.
« Cela aurait été pas mal, sans une femme qui s’est dégrisée dans la cellule et, tombant dans un délire alcoolique, s’est mise à se cogner la tête contre le mur »
J’ai été réveillée par des hurlements inhumains. On était en train de tabasser des garçons et des hommes qu’on avait forcés à chanter l’hymne national. Impossible à écouter. Je n’étais pas la seule à être emballée avec un copain ou petit ami. Alors nous avons juste pleuré en silence. Des cris et des hurlements du genre « J’aime la police antiémeute ! » ne cessaient presque pas : de nouveaux détenus étaient amenés tout le temps.
Après l’affectation, je me suis retrouvée dans une cellule avec une trentaine, peut-être, quarantaine d’autres détenues. Cela aurait été pas mal, sans une femme qui s’est dégrisée dans la cellule et, tombant dans un délire alcoolique, s’est mise à se cogner la tête contre le mur. La seule chose que les flics ont fait alors c’était de jeter des pansements dans la cellule. A travers la trappe repas, nous avons hurlé qu’on lui appelle une ambulance. Mais ils nous ont dit de nous taire si nous ne voulions pas subir un viol collectif et un bon arrosage à l’eau. Il faisait chaud, mais après la rue, c’était le kif ! Les filles qui étaient là depuis le 9 août ont dit que, depuis, elles n’avaient eu qu’une miche de pain comme toute nourriture. Pareil pour l’eau. En revanche, les cris et les bruits de coups arrivaient constemment.
Il y avait un fin tapis gris près de la table de chevet. Recroquvillée, je me suis endormie dessus. Une heure plus tard, j’ai entendu prononcer mon nom. Avec une fille appelée Liza, nous avons été longtemps traînées à tous les étages. Toutes déboussolées, nous avions peur. Dans ce tumulte, personne ne savait le nombre de détenus ni l’endroit où ils se trouvaient. Par la tappe repas ouverte d’une cellule, j’ai vu des garçons habillés seulement en slip. (Probablement, il s’agit de la cellule des « beach boys » décrite par Viatchka Krassouline — Août2020)
On nous a faites sortir en interdisant de regarder autour de nous. Mais on pouvait tout voir : le long des murs, des gens debout ou gisant par terre, des flaques de sang. Nous sommes sorties dehors, mais je ne savais pas où nous étions. Un militaire vient en courant vers nous et nous dit que nous étions rue Akrestsina, près de la station du métro Mikhalova, et que des bénévoles nous attendaient par là. Mais il nous a déconseillé d’y aller. « Quoi ?! Ne pas aller voir les bénévoles ? Où est le problème ? »
« J’étais emmitouflée d’une couverture et tellement épuisée que je suis tout simplement tombée dans les buissons »
Les bénévoles m’ont donné une couverture, je leur ai demandé aussi un portable pour envoyer des messages sur Insta à tous ceux dont j’ai pu me rappeler les noms d’utilisateur. Naturellement, personne n’a répondu — il était quatre heures du matin. Envie d’une clope. Mais je n’ai pas eu le temps de finir ma cigarette : tout le monde s’est mis à courir, un gamin a crié : « Police antiémeute ! » Maintenant, je ne suis pas sûre que ça ait été la police antiémeute. Je ne connais personne qui était là au même moment et qui puisse le confirmer. Mais les gens se sont mis à fuir.
J’étais emmitouflée d’une couverture et tellement épuisée que je suis tout simplement tombée dans les buissons. J’ai retenu mon souffle et je regardais les gens passer en courant sans cesse à côté de moi. Puis il y avait un moment d’accalmie et j’ai réalisé que les buissons étaient une faible protection et qu’il fallait essayer d’atteindre au moins l’avenue Dzerjynski. J’ai froissé la couverture pour ne pas avoir l’air de l’une de « celles-là ». Je marchais et marchais avant de remarquer deux flics casqués à 20 mètres de moi. Surtout ne pas les regarder ! J’ai tellement paniqué que je me suis cachée dans une sanisette. Heureusement que j’avais une couverture, j’ai pu m’y asseoir. J’y suis restée deux heures. J’ai décidé que je ne sortirais que lorsque j’entendrais du bruit du côté de l’avenue.
Après un moment, j’ai entendu un type qui parlait au téléphone et disait aller vers les bénévoles. Il semblait vouloir visiter les toilettes avant. Il a tiré la poignée et me voilà qui lui ai sauté dessus. « Accompagne-moi jusqu’à l’avenue, j’habite pas loin, amène-moi là-bas ! » J’étais en état d’hystérie totale. Il m’a remise aux bénévoles.
La seule adresse que je me rappelais, c’était celle d’une copine. Mes amis m’ont accueillie les larmes aux yeux. J’ai compris qu’ils étaient au courant de notre détention et ils nous cherchaient. Mais je n’ai pu rien raconter. J’avais l’impression que cela ne me concernait pas ou que je mentais ou inventais. Une sensation bien étrange.
Les garçons ont été libérés le jour suivant, le 14 août, à Sloutsk (une ville à une centaine de km au sud de Minsk — ndt). Je suis venue les chercher dans mon pantalon de pyjama parce que j’étais sortie comme ça à la hâte.
P.S. En novembre, Macha a appris que son permis de séjour bélarussien était en cours d’annulation. Son avocat l’a informée par la suite qu’elle avait été condamnée à une amende de 1350 euros, que son titre de séjour avait été révoqué et qu’elle était interdite d’entrée pendant cinq ans. Son avocat l’a informée par la suite qu’elle avait été condamnée à une amende de 1350 euros, que son titre de séjour avait été révoqué et qu’elle était interdite d’entrée du pays pendant cinq ans. Après sa libération, Marik a avoué à Macha qu’au centre de détention rue Akrestsina, face contre terre, il avait compris : c’était bien Elle. Leur mariage a été célébré sous un drapeau blanc-rouge-blanc offert par un ami commun.
Auteur : équipe du projet August2020
Photo : équipe du projet August2020